Rencontre avec Farah Keram, pour la sortie de son nouveau livre « Cuisines d’Afrique du Nord »

Au fil de son deuxième livre qui vient de paraître aux éditions Flammarion, la journaliste Farah Keram nous emmène à la rencontre des femmes de sa famille, gardiennes d’un patrimoine culinaire évoluant entre l’Algérie, la Tunisie et les diasporas en France. Entrelaçant 48 recettes à un récit intime et sociologique, Cuisines d’Afrique du Nord se lit comme un précieux recueil et convie au tant l’émotion des goûts que la transmission des savoirs. Il y a tant à raconter ; voici quelques extraits.

Par Marie Mersier - Photographies : Nina Medioni

Dans le premier numéro de Home Food, nous t’avions rencontrée à l’occasion de la réimpression de ton livre Faire son pain. Aujourd’hui, c’est pour la sortie de ton nouvel ouvrage Cuisines d’Afrique du Nord. Peux-tu raconter sa genèse ?
Ce livre a toujours été en filigrane en moi, mais je ne m’autorisais pas à initier le projet ; certainement parce qu’il venait d’une volonté très intime de me comprendre à travers le champ de la cuisine, de saisir ce qu’elle incarne en moi et autour de moi, car la cuisine est mon lien privilégié avec ma double culture franco-algérienne. Puis il y a eu le premier confinement, et au même moment, le ramadan. Ce fut un déclencheur fantastique car j’ai eu un besoin viscéral de manger des plats constitutifs du répertoire culinaire du mois sacré.

Pour autant, je ne maîtrisais pas les recettes et je me suis dit : « Comment ai-je pu tellement m’investir au quotidien dans l’acte de cuisiner tout en délaissant cet aspect des cuisines nord- africaines ? » De là s’est mise en place une série d’appels avec ma maman et mes tantes qui sont en France et en Algérie pour cuisiner à distance, par écrans interposés, et ainsi apprendre les recettes de mon patrimoine familial. S’est ensuivie une autre “épiphanie” : nous n’avions aucune trace écrite de ces recettes, et moi, dont le travail a pour essence la documentation des récits culinaires, eh bien je ne l’avais jamais effectué sur les cuisines qui composent tout un pan de moi-même. Les premiers jalons du livre étaient posés.

Et la suite t’a rapidement amenée à voyager ?
La première recette réalisée pour cet ouvrage est celle de la tamina. Traditionnellement servie aux femmes qui viennent d’accoucher, pour moi elle représente un langage d’amour entre ma mère et moi, car elle me la préparait à chaque “coup de mou”. Ensuite, avec Nina Medioni, l’amie photographe complice de ce projet, nous avons vite réalisé la nécessité de voyager pour compiler les recettes des femmes de ma famille. Nous sommes donc parties trois semaines chez ma sœur en Tunisie ; puis, en 2022, direction l’Algérie. Cela faisait vingt ans que je n’y étais pas allée. La réalisation du livre a été le lieu de moments partagés privilégiés et d’une intimité retrouvée avec certaines femmes de ma famille. Aujourd’hui, je me plais à dire que l’on appartient toutes au même essaim.

Comment s’est opéré le choix des recettes ?
Justement avec les femmes de ma famille : ma mère, ma sœur, mes tantes, mes cousines… Je leur ai demandé ce qu’elles souhaitaient cuisiner, car c’est leur savoir et expertise qu’elles acceptaient de me transmettre, mais aussi de partager à un plus grand nombre. Le choix a également répondu à cette question : « Quelles recettes suscitent le plus d’émotions en moi ? » C’est pour cela que certaines relèvent d’un parti pris culinaire pas très “engageant”, comme la douara, un plat à base de tripes, ou le kebda de ma tante Farida (du foie au cumin). Ce sont mes madeleines de Proust.

Composé de 48 recettes, de « récits intimes culinaires » et d’entretiens avec des experts, ton livre est un objet inédit entre introspection, transmission et réflexion. Comment l’as-tu construit ?
Il s’est structuré à la manière d’un documentaire pour lequel, pendant quatre ans, j’ai accumulé des heures de rush entremêlant recettes, anecdotes familiales, sensations, observations et enquêtes de terrain. Ce livre a une narration hybride, car au-delà de la porte d’entrée qu’est ma cuisine familiale et du récit intime qui en découle, il m’importait de proposer ce que je ne trouvais pas dans mes lectures, c’est-à-dire une sociologie accessible des cultures et des rituels culinaires nord- africains. J’ai donc entrepris d’autres voyages pour mener des entretiens avec des experts (anthropologues, sociologues, etc.). En effet, toute la littérature et la symbolique de ces cuisines d’Afrique du Nord restent très méconnues, notamment ici en France, alors même que l’Algérie, la Tunisie ou le Maroc figurent parmi les diasporas les plus représentées. C’était également important pour moi d’aborder une géopolitique de l’alimentation. Je ne pouvais pas édulcorer et proposer des recettes sans remettre dans le contexte social et économique des pays de la rive Sud.

Le couscous, qui est l’un des plats symboliques des cuisines du nord de l’Afrique, incarne-t-il d’une certaine façon ce flou de connaissances ?
Oui. Si le couscous évoque la délicatesse et le luxe absolu de ces cuisines-là, car il répond aux terroirs, aux saisons, à l’histoire des familles et à des moments de vie (il y a le couscous des naissances, celui des mariages ou même des deuils), il faut bien comprendre que l’élaboration de ce plat procède d’un art ancestral et de rituels réservés aux femmes. La récolte et le travail de la graine, les gestes – du roulage à l’assemblage – répondent à une tradition très codifiée et font partie d’un patrimoine immatériel. C’est bien plus vaste qu’il n’y paraît.

Pour un novice en cuisine, quelles recettes du livre conseillerais-tu ?
Je commencerais par du salé, car les préparations sucrées, souvent à base de semoule, nécessitent une certaine dextérité. Je pense donc à des recettes végétariennes à base de poivrons et
tomates comme le hmiss ou la slata méchouia. Le lahdess aussi, qui est un ragoût de lentilles et de cumin, ou tout simplement des carottes au carvi, dont le goût me transporte en un clin d’œil dans la cuisine familiale d’Alger.

Comment te sens-tu à la sortie de ce nouveau livre ?
Ce livre est un voyage au cœur de mes racines et d’une écriture teintée d’intimité ; pourtant, je me sens prête à ce qu’il devienne objet du collectif. Bien sûr qu’il s’intéresse à l’Afrique du Nord, mais j’espère qu’il trouvera un écho chez des personnes qui partagent cette dualité de l’ici et de l’ailleurs.

@farahkrm
@flammarionlivres