Bien que nous soyons fin mai, notre visite à La Grange des 3 Shanti semble davantage avoir lieu lors d’une journée pluvieuse d’octobre. Mais les températures printanières étant au rendez-vous, l’humidité ambiante exhale les parfums des mille et une espèces végétales qu’Anneli égrène pour nous. Une première serre est consacrée aux légumes d’été : concombres, haricots verts, tomates, pois mange-tout, poivrons, piments, coriandre, coquelicots de Californie ; une seconde aux laitues, tomates, persil et tomates cerises.


« Ce figuier donne bien à l’automne. Là, ce sont des fraises sauvages arrivées toutes seules ! Ici, c’est de l’échinops, une plante vivace. La menthe aime bien côtoyer l’oxalis, là elle a adoré l’humidité, je n’en ai jamais eu autant ! », commente-t-elle. La zone plein champ, quant à elle, est légèrement plus grande que la surface sous serre et accueille laitues frisées, roquette, oignons japonais, coriandre, pousses d’épinard, carottes, blettes, persil, radis, pâtissons, dont certaines de ces variétés servent à l’élaboration du fameux Mix 3 Shanti, « notre mesclun qui mêle quatre sortes de petites laitues, la meilleure vente de la Grange ».
La zone fleurs, enfin, compte zinnias, œillets d’Inde, bleuets, pensées, calendulas, marguerites ou pavots d’Islande. Ce tour de champ suffit à mesurer la multitude d’espèces végétales qui peuplent la microferme, dont on voit poindre le principe de microsurface mais de maxirendement : verdures, herbes aromatiques, légumes, fleurs comestibles, bouquets…

Un modèle agricole multiculturel
Une fertilité due au SPIN (Small Plot INtensive) farming, modèle agricole canadien que développe ici la fratrie, et qui semble tenir ses promesses : produire sur une surface réduite, sans dettes, à proximité d’une ville, en l’occurrence Rambouillet. Tous les samedis, Ingmar et Anneli y vendent leurs récoltes sur le marché. Un concept écologiquement vertueux qui consiste « à faire plus avec moins et à voir grand en étant petit ». Une pratique agricole méconnue en Europe, qu’ils sont fiers d’incarner en pionniers. « Artisans de la terre, nous travaillons sur sol vivant et cultivons des légumes d’une qualité rare. Nos méthodes sont agroécologiques (sans labour ni produits chimiques), dans le respect de la vie du sol et des cycles lunaires. Nous visons, à notre échelle, à apporter un renouveau agricole et artisanal à notre région », expliquent- ils.
Quelques années de test après leur arrivée à Sonchamp en 2014 ont précédé la naissance de leur projet en 2017, qui évolue depuis au gré de leur apprentissage quotidien et de leur soif de connaissances : « Maintenir une ferme est un enseignement permanent. Avec l’expérience, on acquiert plus de confiance pour exécuter les tâches mieux et plus rapidement. Nous ne laissons jamais la peur nous empêcher d’agir ou d’essayer quelque chose de nouveau »


Enfants, ils ont vécu quelques années à Séoul puis à Doha, avant de rejoindre les Yvelines, à la campagne. « Notre grand-mère maternelle est une Viking de Copenhague et nous avons la double nationalité. Nous avons toujours vécu entourés de nature, loin du béton. Cela a façonné notre perspective sur la vie. La campagne offre une connexion profonde avec la nature, un rythme de vie plus lent et une tranquillité qui permet de réfléchir et de philosopher. C’est dans cet environnement que l’on a appris à apprécier la beauté simple des choses, à trouver la paix dans le silence et à comprendre l’importance de la patience et de la persévérance. »
Et si cette enfance au vert et leurs origines danoises ont façonné le terreau de ces âmes nature, c’est en s’intéressant à différentes exploitations en SPIN farming, au Canada et aux États-Unis, qu’Ingmar et Anneli ont peu à peu façonné leur propre modèle agricole : « Le modèle économique de ces fermes vend du rêve… Elles sont esthétiques et fonctionnelles, à la manière du design danois, beau, utile et fonctionnel. En concentrant nos efforts sur le principe de Pareto [qui stipule que pour de nombreux résultats, environ 80 % des conséquences proviennent de 20 % des causes, en d’autres termes qu’un petit pourcentage de causes a un effet démesuré, NDLR], nous portons notre attention sur les bons clients, les bonnes cultures et les bonnes techniques pour maximiser la production et les profits de notre microferme. Sur le plan agricole, le Danemark n’est pas notre première source d’inspiration. En revanche, le bio y tient une place très importante, il est commun de manger 100 % bio au restaurant.


Ce pays nous apporte plusieurs valeurs uniques qui complètent notre culture française. Son art de vivre, le hygge, qui se traduit par une atmosphère chaleureuse: une peau de mouton, une bougie, des fragrances de cardamome et de café moulu… une approche de vie axée sur le bonheur, l’égalité et la nature. Ces valeurs s’ajoutent à notre culture française ; elles enrichissent notre vision du monde et notre manière d’interagir avec les autres. » Depuis une dizaine d’années, le duo se rend régulièrement en Amérique du Sud et en Amérique centrale : « La culture inca ne distingue pas l’espace et le temps. Nous nous y sentons bien, loin de l’Occident. L’Amérique latine nous invite à explorer toujours plus. La Milpa, par exemple, est bien plus qu’une simple méthode agricole. C’est une philosophie qui incite à cultiver non seulement la terre, mais aussi notre esprit, dans une démarche holistique. C’est un héritage précieux de ce continent, une leçon de vie. »
Fraternité fertile et songe soncham-pois accompli
Un dernier détour pour jeter un œil au compost en andains qui donne de la tourbe, et Ingmar et Anneli se remettent au travail. Au programme du jour : récolte de la roquette et bottelage d’oignons japonais pour lui, récolte de pois mange-tout et coupe de micropousses de coriandre et de radis pour elle. Selon eux, leur métier ne connaît pas la routine. « Notre saison dure sept mois, d’avril à novembre. L’hiver, nous quittons l’Europe pour l’Amérique latine.


Même si aucune journée ne ressemble à une autre, la semaine est rythmée par quelques habitudes : le début est consacré aux cultures et à leur maintenance, la fin est destinée aux récoltes et à la préparation des marchés et livraisons de commandes. On se complète beaucoup. C’est chouette quand on est associés de pouvoir s’apporter des choses mutuellement. La routine n’existe pas tant les tâches sont variées. Nous travaillons quarante heures chacun, complétées par quatre heures d’aide volontaire depuis un an. Hands up pour Noémie de la Morinerie au poste microverdures ! »
Ingmar et Anneli remercient au passage Valentina Rueda Álvarez, à qui ils doivent l’identité visuelle de La Grange des 3 Shanti ; Bruno Motik (Green Tools Tech), permaculteur qui développe des outils et équipements pour l’agriculture régénérative et qui a mis au point pour eux le griffhanger, un outil de désherbage qu’ils utilisent au quotidien ; et enfin leur cousin Nils Bazin (NBZ menuiserie), qui a construit la station de lavage dans laquelle sont conditionnées les micropousses de coriandre. Récoltées à l’instant par Anneli, elles seront mises en vente le lendemain matin au marché. Vendues prêtes à la consommation, elles sont lavées dans un bain, essorées dans une machine, séchées puis stockées dans un réfrigérateur obtenu en seconde main, précisent-ils : « Nous avons trouvé tout notre matériel et nos appareils sur Le Bon Coin. Soit on construit nous-mêmes, soit on achète d’occasion, seules les serres sont neuves. »

Pour eux, consommer en essayant d’avoir l’empreinte environnementale la plus neutre possible est primordial : « Si on quitte la ferme demain, on ne laisse pas de traces, on peut tout démonter à deux et la nature reprend ses droits. » La question de l’origine des produits que l’on consomme est également essentielle à leurs yeux. Aussi expliquent-ils en toute transparence la provenance de leurs produits à leurs clients, précisant qu’ils cultivent intégralement chaque légume de la graine à la feuille. Un labeur qui leur procure le plus grand bonheur : « Faire pousser sa propre nourriture est une source d’émerveillement. La difficulté de ce travail est récompensée par le résultat : la satisfaction de récolter les fruits de nos efforts. » Anneli ajoute : « Il faut être patient, ne pas être pressé. L’agriculture t’impose une philosophie : tu es obligé d’attendre et de laisser faire, c’est fantastique. On est face à des choses hors de contrôle, obligés de vivre au rythme de la nature. »
Avant de les quitter, on demande à Ingmar et Anneli le sens du nom de leur ferme : « En sanskrit, Shanti répété en triptyque est une invocation à la paix. » Puis ce qui leur importe le plus dans ce métier : « Se sentir utiles dans un monde de plus en plus dématérialisé. Créer le réel, le concret. » Ou comment ces artisans de paix sont en train d’accomplir leur rêve nourricier tout en ayant les pieds sur terre.

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